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“La tétine empêche de bien articuler.” Vraiment ?

La tétine, cet objet qui déchaîne les passions sur la sphère parentale des réseaux sociaux, tantôt encensée, tantôt conspuée !

Aujourd’hui le Collectif  A!C se propose d’aller examiner l’une des facettes de ce sujet brûlant, c’est-à-dire celui du lien entre l’utilisation de la tétine et la survenue de troubles des sons de la parole. 

D’abord, un petit point de terminologie. 

Le terme  “troubles des sons de la parole” est un terme parapluie qui regroupe plusieurs types de difficultés touchant l’intelligibilité de la parole de l’enfant, la qualité de la perception et de la production des sons par l’enfant. La prévalence de ce trouble est de 12 à 25% des enfants d’âge préscolaire (3-6 ans), 2,3% à 24% des enfants d’âge scolaire et jusqu’à 2% des adolescents et adultes (1,2). 

Cette terminologie a été revue en 2016 grâce au consensus Catalise de Dorothy Bishop et al (3), et permet à l’ensemble des praticiens de mettre à jour les modèles théoriques qui encadrent les interventions proposées à leurs patients. 

Pendant de nombreuses années (et sans doute encore aujourd’hui), les orthophonistes ont distingué les ‘troubles d’articulation’ (i.e. un son jamais produit ou produit systématiquement avec une distorsion comme un sigmatisme aka un cheveu sur la langue, par exemple) des ‘troubles phonologiques ou encore de la parole’ (i.e. un son que l’enfant est capable de produire isolément mais pas dans certains contextes, par exemple « le roi a mis sa cou-onne » ou pas au bon endroit, par exemple « un pestacle ») (4,5), en présupposant le fait que les troubles d’articulation étaient plutôt sous-tendus par des difficultés de production motrice, et les troubles phonologiques par des difficultés auditivo-perceptives

Par exemple, il était d’usage de dire que lorsque l’enfant avait un cheveu sur la langue (dans le jargon on parle plutôt de sigmatisme interdental), c’était parce qu’il ne savait pas vraiment comment placer sa langue ; de la même façon que si l’enfant avait tendance à transformer le son /ch/ en son /s/ (‘maman ze mets mes saussures’ ; ‘OK mon séri euhhh mon chéri’), on supposait que c’est parce que sa langue n’arrivait pas à trouver la bonne position. 

Or, à ce jour, lorsque la cause des TDSP n’est pas identifiable et donc dite ‘idiopathique’ (c’est-à-dire lorsque la cause est dite ‘fonctionnelle’ par opposition à organique) (3,6), il n’est pas aisé de comprendre l’étiologie de TDSP présenté par le patient. 

Comme ce n’est pas très aisé de comprendre cette distinction ‘organique’ VS ‘fonctionnelle’, voici deux exemples :

  • un trouble des sons de la parole d’origine organique pourrait se retrouver dans le cadre d’une fente vélo-palatine ; le manque de mobilité des organes phonateurs touchés par la fente entraînerait des déformations des sons de la parole et donc une perturbation de l’intelligibilité.
  • un trouble des sons de la parole idiopathique pourrait se retrouver chez un enfant tout-venant c’est-à-dire ne présentant pas de cause organique identifiable, ce qui entraînerait également une déformation des sons de la parole et donc une perturbation de l’intelligibilité : en gros, il y a un problème, mais on ne sait pas trop pourquoi.

Pourquoi on vous explique ça ? Et bien justement parce que conclure qu’un enfant présenterait des déformations articulatoires et donc une perturbation de son intelligibilité parce qu’il a une tétine en bouche serait un raccourci vraiment trop rapide. Par ailleurs, conclure à cela conduirait à considérer qu’un modèle d’intervention thérapeutique basé sur le sevrage de la tétine préalable serait indispensable. De cela pourrait découler un retard de diagnostic, de prise en charge et une mauvaise compréhension de la problématique.

Bon, mais alors finalement à quel âge proposer le sevrage de la tétine ou du pouce ?

Du point de vue du développement dentaire, les dentistes s’accordent à dire que 3 ans est le bon âge. Selon l’ASHA (l’association américaine des orthophonistes et audiologistes), il semblerait que pour les orthodontistes, ce ne soit même pas un sujet tant que les dents définitives ne pointent pas le bout de leur nez… !

Du point de vue développemental sur les sons de la parole, les données dont on dispose permettent de penser que les dommages imputables à la succion non nutritive (pouce, tétine, succion d’un objet…) sont à nuancer selon 2 facteurs : la durée dans le temps (utiliser une tétine pendant 12 mois n’a pas le même impact que de l’utiliser au-delà de 3-4 ans) ; la fréquence d’utilisation par 24 h (utiliser une tétine seulement pour s’endormir n’a pas le même impact que de l’avoir en bouche toute la journée) (6,7).

Alors, la tétine empêche de bien articuler… ou pas ?

Actuellement il n’y a que très peu de preuves dans la littérature scientifique permettant de montrer que l’utilisation de la tétine au-delà des 3-4 ans de vie de l’enfant soit en cause dans l’apparition des troubles des sons de la parole. 

Aussi, le bon sens et les recommandations des dentistes encouragent les parents à avoir en tête dès la naissance de l’enfant le fait de ne proposer la tétine que sur les temps de sommeil, d’éviter de l’utiliser en journée (en tout cas le moins possible sur les temps d’éveil et ce, dès le début de la vie), de penser au sevrage de la tétine vers 3 ans et de discuter avec son pédiatre si leur jeune enfant a des difficultés d’intelligibilité liée à la production des sons de la parole. 

Une évaluation pluridisciplinaire (dentiste, orthodontiste, ORL, orthophoniste notamment) pourra permettre d’apporter l’aide nécessaire, qui ne sera pas obligatoirement de commencer par le sevrage de la tétine.

Nuance toujours, donc !

Sources : 

(1) American Speech-Language-Hearing Association. (n.d.). Orofacial Myofunctional Disorders. (Practice Portal). Retrieved month, day, year, from  www.asha.org/Practice-Portal/Clinical-Topics/Orofacial-Myofunctional-Disorders/.

(2) American Speech-Language-Hearing Association (n.d.) Speech Sound Disorders: Articulation and Phonology. (Practice Portal). Retrieved month, day, year, from www.asha.org/Practice-Portal/Clinical-Topics/Articulation-and-Phonology/.

(3) Bishop DVM, Snowling MJ, Thompson PA, Greenhalgh T, CATALISE consortium (2016) CATALISE: A Multinational and Multidisciplinary Delphi Consensus Study. Identifying Language Impairments in Children. PLoS ONE 11(7): e0158753. 

(4) Les troubles myofonctionnels orofaciaux chez le jeune enfant : agir en prévention et comprendre leurs liens avec la parole [lien]

(5) Stringer H, Cleland J, Wren Y, Rees R, Williams P. Speech sound disorder or DLD (phonology)? Towards a consensus agreement on terminology. Int J Lang Commun Disord. 2023 Dec 7. doi: 10.1111/1460-6984.12989.

(6) Burr S, Harding S, Wren Y, Deave T. The Relationship between Feeding and Non-Nutritive Sucking Behaviours and Speech Sound Development: A Systematic Review. Folia Phoniatr Logop. 2021;73(2):75-88. doi: 10.1159/000505266

(7) Strutt, C., Khattab, G. and Willoughby, J. (2021), Does the duration and frequency of dummy (pacifier) use affect the development of speech?. International Journal of Language & Communication Disorders, 56: 512-527. doi : 10.1111/1460-6984.12605

 

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