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Allaitement

Allaitement long et sevrage naturel : entre science et militantisme

Le sevrage naturel est une notion que l’on croise sur de nombreux posts sur les réseaux sociaux, surtout ceux d’acteurs du monde militant pro-allaitement. Passé du champ scientifique à celui de la parentalité militante, sa définition a connu quelques changements qui ont dénaturé son sens originel. Il est vu comme une sorte d’accomplissement, présenté comme le but à atteindre. Qu’en est-il du sevrage naturel ? Quels enjeux se dessinent derrière l’emploi de cette expression ? 

Le sevrage naturel, tentative de définition et généralités. 

Le sevrage naturel est une notion apparue aux Etats-Unis dans la discipline qu’est l’anthropologie médicale. C’est un domaine d’étude qui se situe au croisement de la biologie, de l’éthologie (étude du comportement des animaux) et de l’anthropologie. Cette discipline va connaître un essor particulier dans les années 1970 sous l’impulsion de Margaret Mead et Dana Raphael puis de chercheurs comme James McKeanna. 

Il s’agit de trouver des origines/explications biologiques à des comportements humains avec une idée sous-jacente de remettre à jour les comportements originels des humains avant qu’ils ne soient modifiés par « la société/culture ».  Il est tout naturel que de nombreux chercheurs se soient penchés sur une pratique justement à la jonction du culturel et du biologique à savoir l’allaitement. 

En 1995 dans un article devenu une référence, publié par Katherine A. Dettwyler « A Natural Age of Weaning » nous est proposée une fourchette d’un optimum biologique pour le sevrage à savoir entre 2,5 ans et 7 ans. Cette hypothèse se base sur des études faites sur des singes de type grands primates, biologiquement les plus proches génétiquement de l’être humain. Bref, vous voyez un peu l’idée derrière cet article de KA. Dettwyler, qui est de proposer un âge de sevrage optimal biologiquement pour l’humain : optimal pour la santé physique de l’enfant mais aussi de la mère (diminution du risque de cancer …), mais pas du tout de dire l’âge où le petit humain se décide tout seul à arrêter de téter pour se nourrir. Le terme de “sevrage naturel” sera aussi utilisé pour décrire un sevrage induit par l’enfant en opposition au sevrage induit par la mère mais sans nécessairement de rapport avec la fourchette d’âge proposée par Dettwyler. On va ensuite retrouver ces expressions reprises dans un cadre militant puis sur les réseaux sociaux, nous allons nous y pencher plus tard. 

Des études plus récentes en anthropologie humaine vont dans le sens de l’hypothèse de Dettwyler car la moyenne de sevrage dans les sociétés non-industrielles agro-pastorales se situe aux alentour de 2-3 ans et dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs elle sera aux environ de 4 ans avec des valeurs hautes à 7 ans. (Sellen, 2001; Sellen & Smay, 2001; Tsutaya & Yoneda, 2013). 

 

Quelles limites à l’hypothèse du sevrage naturel ? 

Tout d’abord, il est important de noter que si nous sommes génétiquement proches des grands singes, nos comportements d’allaitement ne le sont pas toujours. 

Chez les grands singes, il y a de fortes probabilités qu’un petit qui perd sa mère avant ses 3 ans  décède (Matsumoto, 2017), pour la simple et bonne raison que l’allaitement par une autre femelle (ou adoption) n’est pas un comportement qui existe parmi ces espèces (Sellen, 2001). 

Nous avons chez les humains une plus grande flexibilité sur le sevrage maternel car nous pouvons allaiter ou nourrir les enfants d’autres mères dans de nombreux contextes, ce qui nous rapproche plus des lémuriens grégaires, des rhinopithèques et des capucins que des grands singes, par ailleurs (Baldovino and Di Bitetti, 2007; Eberle and Kappeler, 2006; Tecot et al., 2013; Sargeant et al., 2015; Xiang et al., 2019). Nous avons aussi un accès à des technologies et des savoir-faire, comme l’induction de la lactation avec le recours à des tire-laits et des traitements hormonaux, les banques de lait, la lyophilisation ou la congélation du lait humain (MacDonald et al., 2016) qui nous offre une incroyable flexibilité sur le sevrage. Le lait humain étant une denrée hautement interchangeable, il est tout à fait possible qu’il provienne d’une autre personne que la mère biologique (Palmquist, 2020). Sans compter l’accès à des préparations commerciales pour nourrissons et laits animaux. 

 

L’injonction au sevrage naturel 

Que cette injonction vienne de l’estimation de l’âge optimal de sevrage de Dettwyler, ou bien du sevrage naturel dans le sens d’un sevrage graduel induit par l’enfant, il est bien difficile pour de nombreuses mères occidentales d’allaiter longtemps. Cela pour des raisons de reprise du travail notamment, qui vont être complexes à concilier avec un allaitement exclusif tel que prôné par l’OMS et de nombreux acteurs militants en faveur de l’allaitement et de l’intérêt supérieur de l’enfant. 

En effet, le lait humain de par sa composition riche en sucres et plus pauvre en graisses nous impose une contrainte biologique à des boires du nourrisson très réguliers et rapprochés dans le temps (Hinde & Milligan, 2011), ce qui va entrer en compétition avec les impératifs du monde du travail occidental. Cette problématique est la même pour les mères auto-entrepreneuses, le temps d’allaitement diminue le temps de travail et ne permet que rarement d’avoir un salaire égal à celui d’une personne non-allaitante (Takumi Tsutaya, Nozomi Mizushima, 2023). 

En outre, les messages de santé publique visant à promouvoir l’allaitement maternel exclusif pendant les 6 premiers mois (par exemple, OMS, 2009) peuvent être vécus comme une pression par les mères et être la cause d’un inconfort important, susceptible de nuire à la promotion de l’allaitement maternel. Dans de nombreux pays occidentaux néolibéraux il existe une contrainte implicite à être une bonne mère, celle de fournir la meilleure nutrition, les meilleurs soins car c’est la responsabilité individuelle de chacune de faire le meilleur choix quand on a accès à des informations permettant de le savoir (Hamilton, 2016 ; Harrison, 2019 ; Kukla, 2006 ; Lupton, 2000 ; Stearns, 1999). Ce qui est extrêmement paradoxal, car allaiter 6 mois exclusivement dans des sociétés occidentales néolibérales relève bien souvent de l’équation impossible pour de nombreuses mères   (Cai et al., 2012 ; Pérez-Escamilla, 2020 ; Rollins et al., 2016). 

La société occidentale fait une forte promotion de l’allaitement, notamment avec des politiques de santé publique reprenant les préconisations de l’OMS, mais ne soutient finalement que peu les mères, qui ressentent une forte pression pour allaiter tout en bénéficiant d’un soutien social et d’une valorisation finalement très faible (Lupton, 2000). Cela va induire une forte culpabilité en cas d’échec, quand elles ne peuvent pas allaiter aussi longtemps qu’elles l’auraient souhaité par exemple; mais aussi une défiance face aux autorité de santé et aux acteurs relayant ce discours, du fait que de nombreuses mères vont avoir l’impression de n’être informées que sur les aspects positifs et valorisants de l’allaitement mais jamais sur ce qui peut-être vécu de façon négative  (Lagan et al., 2014 ; Robinson, 2018). 

 

Si les lobby industriels de préparations commerciales sont souvent pointés du doigts comme les seuls agents responsables du découragement et de la réduction de l’allaitement, ils n’en sont pas le seul acteur. Dans nos sociétés industrialisées l’allaitement maternel est un choix, il n’est plus une obligation comme ce put l’être au cours de l’évolution humaine.

Il existe donc une forme de tension entre des intérêts de santé publique et ceux des mères qui vont être poussées à des allaitements plus longs et plus intenses, car exclusifs et à la demande, alors qu’ils ne sont pas forcément optimaux pour elles. La recommandation de santé publique à l’allaitement long peut aussi être interprété comme un biopouvoir sur les corps allaitants pour les éduquer et les manager (Bartlett, 2002 ; Wells, 2006). Cette idée d’optimum de la durée de l’allaitement devrait prendre en compte non seulement la santé physique de la mère et de l’enfant mais aussi celle de la santé psychique, des ressources en Care de la mère. Ce qui ne peut être qu’un calcul individuel, différent pour chaque situation afin de réduire cette tension entre les politiques de santé publique et l’intérêt de la mère. Et ne pas juste être une nouvelle injonction et un moyen de contrôle sur les mères et leurs corps. 

 

La pseudo-neutralité des acteurs en faveur de l’allaitement long et du sevrage naturel. 

Comme nous le disions un peu plus haut, la promotion de l’allaitement maternel est souvent perçue et présentée comme neutre et scientifique. Quand on a le malheur de remettre en cause une affirmation venant d’associations en faveur de l’allaitement, l’invariable réponse, comme ce fut la cas cette semaine avec le magazine Hot Milk, est : « nous ne faisons que relayer une information en faveur de l’allaitement en conformité avec l’OMS. » 

Or cela n’est pas qu’une information sur l’allaitement, non ! C’est aussi un jugement de valeur contre la modernité occidentale (Rioux, 2000). Revenons donc sur la dite affaire : un post instagram sur la page du magazine nous informe donc qu’un bébé allaité ne doit surtout pas utiliser de tétine car cela risque de créer une confusion avec le sein ou de réduire la nombre de téter et fatalement écourter l’allaitement ! Et voilà le fameux sevrage induit qui va survenir. 

Nous ne souhaitons pas ici rentrer dans le débat de l’existence ou non de cette fameuse confusion mais plus de s’interroger sur l’enjeu anthropologique qu’elle représente.

De nombreux objets de puériculture destinés à nourrir les bébés ou à les calmer vont se retrouver ainsi accusés de causer des confusions avec le sein nourricier synonyme à lui seul de nature. Est-ce vraiment l’objet qui cause l’arrêt de l’allaitement, sa perturbation ou la société occidentale industrielle matérialisée dans ces petits objets en plastique ou caoutchouc ? Nous émettons ici l’hypothèse que tous ces objets, en particulier la tétine, deviennent des symboles de la modernité occidentale. D’autant plus que l’on va souvent observer comme ce fut le cas du magazine Hot Milk une réponse-type : Oui mais dans les pays/sociétés où l’allaitement est long personne n’en utilise. La plupart du temps assortie d’une recommandation-type : un enfant n’a pas besoin de tétine s’il est à proximité de sa mère, on préférera le portage et des tétées régulières à une tétine en caoutchouc. C’est là qu’intervient le jugement de valeur: les pratiques non-occidentales seraient meilleures car plus proches du comportement naturel supposé de l’humain pour l’allaitement selon le référentiel du sevrage naturel. 

D’ailleurs on constate que bien souvent le terme « naturel » est connoté très positivement, tout comme l’instinct dans les sphères de la promotion de l’allaitement. Le sevrage naturel (ici au sens d’induit par l’enfant) est vu comme doux, un accomplissement, la fin d’une aventure lactée qui a créé un lien d’attachement incroyable … Celui induit par la mère ou vécu comme trop prématuré sera qualifié volontiers de « foiré/écourté/traumatique », des connotations assez négatives, disons-le. 

Il ne s’agit pas d’acteurs neutres, on retrouve chez de nombreuses associations ou influenceurs en faveur de l’allaitement la promotion d’une forme d’idéologie d’opposition à la modernité occidentale/industrialisation, ou de la primauté de l’intérêt de l’enfant. Dans les deux cas l’allaitement long sera le mieux, et le sevrage naturel/induit par l’enfant une sorte d’idéal devenant une véritable motivation pour continuer un allaitement. Avec tous les enjeux narcissiques et identitaires que ce type de discours et pratiques peuvent porter, et que l’on retrouve sur les réseaux sociaux en particulier. 

 

La promotion de l’allaitement long et du sevrage naturel passe aussi par des acteurs économiques comme des marques de vêtements destinés à allaiter. La normalisation des allaitement longs, du co-allaitement, du sevrage naturel est avant tout militante pour ces acteurs; néanmoins ces discours auront forcément un impact business. En effet, plus les clientes de cette marque allaitent longtemps, meilleure sera leur « valeur vie client », à savoir la totalité de la valeur dépensée chez la marque jusqu’à l’arrêt des achats. Car plus l’allaitement est long, plus elles sont susceptibles de faire des commandes de vêtement pour cet usage. 

 

Le soutien à l’allaitement est primordial, la normalisation des allaitements longs doit aussi l’être. Néanmoins aujourd’hui cela se fait au prix de fausses informations et de jugement des pratiques maternelles qui ne sont pas dans une pure orthodoxie de certaines théories de l’allaitement, portées par des acteurs du monde militant. 

Nous sommes ici pour la considération de la santé mentale des mères, de leurs cadres de vie dans une société industrialisée libéralo-capitaliste. Nous sommes pro-choix concernant l’allaitement. Si le lait maternel est le meilleur aliment pour les bébés, il n’est pas le meilleur choix pour toutes les dyades mère-enfant selon les contextes de vie, de finance et de santé physique et mentale. L’Optimum de  Dettwyler est, ne l’oublions pas, calculé sans prise en compte de cultures ou de types de société dans lesquelles vivent les mères. Il s’agit juste d’une estimation fictive, qui n’a pas de réalité en dehors du champ scientifique. 

 

Bibliographie 

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Un commentaire

  • Nath

    Excellent! exactement ce qui me gêne dans leur façon de promouvoir l’allaitement (et pourtant je suis une convaincue de l’allaitement)!

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