Pourquoi les mères allaitent ? (ou pas)
Allaiter ou ne pas allaiter ? Pour le Collectif Assez !, la posture est claire : le seul choix valable est celui qui convient à chaque mère potentiellement allaitante.
Mais une fois qu’on a dit ça, est-ce vraiment si simple ? Dans le microcosme de la parentalité 2.0, la pression à allaiter au sein est énorme… dans une société qui ne met pourtant rien en place pour aider et soutenir les mères qui font ce choix : un paradoxe dont on peut supposer qu’il pèse lourd sur la santé mentale des mères… Tellement lourd que des chercheurs se sont penchés sur la question.
Alors, qu’ont-ils trouvé ? Comment se “sentent” les mères dans leur allaitement, face au regard social ?
Aujourd’hui, article concocté à pas moins de 8 mains, dans lequel notre invité, Adrien Fillon, alias @docteurpampers, docteur en psychologie, nous propose un décryptage de 2 études, dont une méta-analyse incluant 67 articles sur le sujet.
Pourquoi les françaises allaitent ?
Contrairement à une idée reçue, les Françaises de métropole n’allaitent pas moins que par le passé… mais plus ! Grâce à une politique publique forte en faveur de l’allaitement, le taux d’allaitement à la naissance est passé d’un peu plus de 50% dans les années 90, à près de 70% en 2016.
Source : rapport de la DRESS (2016). Deux nouveau-nés sur trois sont allaités à la naissance.
D’un autre côté, on observe une chute drastique de l’allaitement en France autour des trois mois, correspondant à la reprise du travail de la mère :
Source : thèse d’exercice de pharmacie de Camille Rupin, « Sevrage de l’allaitement maternel chez le nourrisson
(avant 6 mois) : Rôle du pharmacien d’officine. »
Il n’est donc pas étonnant que le principal facteur expliquant pourquoi une Française allaite ou non, soit son travail et son statut socio-économique : « La situation professionnelle de la mère est déterminante pour l’initiation et la poursuite de l’allaitement, avec une propension beaucoup plus forte chez les femmes cadres, agricultrices ou inactives. Ainsi, 74 % des femmes cadres allaitent leur enfant à la naissance en 2013, contre 51 % des ouvrières, 61 % des employées et 69 % parmi les professions intermédiaires. » (DRESS, 2016).
D’autres facteurs peuvent influencer l’allaitement en France : on allaite un peu plus et un peu plus longtemps le premier enfant que le deuxième, on allaite davantage quand on a plus de 30 ans (probablement car on a un travail moins précaire), et moins lorsqu’on est fumeuse. Néanmoins, le plus gros facteur prédictif de l’allaitement est la situation professionnelle. Il y a donc une injonction paradoxale : les femmes sont incitées par les recommandations internationales, les familles et la société à allaiter, mais ne le peuvent que si leur situation professionnelle le leur permet, et uniquement durant le temps imparti par le congé maternité.
Ce paradoxe pourrait créer de fortes émotions négatives chez les femmes allaitantes, et pourrait être un facteur majeur de l’arrêt de l’allaitement. C’est précisément le sujet de la méta-analyse de Russel et ses collègues (2021).
Le rôle des émotions et des normes dans l’allaitement
Un premier résultat frappant de cette méta-analyse est que l’allaitement est un comportement social avant d’être un comportement individuel. L’allaitement est un miroir de ce qu’attend la société d’une « bonne mère », ce qui crée une norme morale, une obligation morale d’allaiter pour être quelqu’un de bien.
De nombreuses femmes de 20 pays différents à travers le monde1 ont déclaré avoir ressenti une pression sociale à allaiter, venant principalement des proches, ce qui a entraîné des émotions négatives telles que la culpabilité et l’embarras, les ayant poussés à allaiter. Paradoxalement, les femmes ont déclaré se sentir gênées d’allaiter devant d’autres personnes (y compris leurs amis et leur famille les ayant poussés à allaiter). Le décalage entre la réalité de l’allaitement maternel et l’obligation morale d’allaiter imposée socialement, génère un sentiment d’échec et une émotion négative associée : la culpabilité.
Les femmes n’ont rapporté des émotions positives que lorsqu’elles ne ressentaient pas ces pressions sociales et ces obligations morales, pour se concentrer uniquement sur leurs propres croyances et désirs concernant l’alimentation du nourrisson.
Il est à noter que la plupart des études incluses se focalisaient sur les barrières à l’allaitement plutôt que sur les facteurs encourageant l’allaitement, ce qui a aussi pu amener des biais dans les émotions décrites par les femmes.
L’argument que les femmes allaitent à travers des émotions négatives liées à la pression de l’entourage est renforcé, car les études portant sur l’allaitement au lait en poudre rendent compte du même mécanisme. Dans les cas où la norme sociale est plutôt de favoriser le lait en poudre, les femmes ont ressenti des émotions négatives liées à la pression des proches à ne pas allaiter (par exemple dans le centre de l’Indiana, Bai et al. 2009). Des femmes indiquaient que la famille leur avait offert des packs de lait en poudre à la naissance, au cas-où elles décideraient d’arrêter l’allaitement « My mother-in-law and sister-in-law while I was still in hospital bought three tins of milk in case I gave up breastfeeding. Family are so negative, everyone is just so negative … . (in Scott & Mostyn, 2003) ». (Traduction : « Lorsque j’étais encore à l’hôpital, ma belle-mère et ma belle-sœur ont acheté trois boîtes de lait au cas où j’arrêterais d’allaiter. La famille est tellement négative, tout le monde est tellement négatif »)
Les auteurs observent également que les émotions positives sont deux fois moins importantes que les émotions négatives pour expliquer les comportements d’allaitement. Cela signifie que le plaisir et la joie d’allaiter expliquent deux fois moins pourquoi les femmes allaitent, par rapport au regret ou l’embarras de décevoir ses proches, ou de ne pas suivre ce qu’on attend des femmes.
Quelles sont précisément les normes qui impactent les femmes ?
Trois thèmes émergent des résultats de la méta-analyse sur les normes : l’impact de la norme du co-parent, l’impact des normes des comportements en publics, et l’impact du conflit avec l’obligation morale.
Le principal proche qui influence la décision d’allaiter ou non est … le co-parent. Si la famille et les amis peuvent avoir une influence, le co-parent peut protéger la mère de cette influence… ou l’amplifier. En seconde position, les infirmières et les sage-femmes qui accompagnent la mère dans l’initiation de l’allaitement jouent un rôle important, même si ce facteur dépend beaucoup du pays de naissance et de la qualité de l’accompagnement.
Si les femmes sont majoritairement encouragées à allaiter, elles indiquent ressentir de la gêne à le faire en public. Elles ont peur d’être jugées, de montrer leur poitrine, d’avoir des remarques désobligeantes, ou que les personnes autour d’elles pensent qu’elles viennent d’un milieu défavorisé (note : aux USA, l’allaitement concerne majoritairement les milieux défavorisés, tandis qu’en France, elle concerne majoritairement les cadres supérieurs et femmes sans emplois, ce cas s’applique donc moins). La sexualisation de la poitrine est un facteur majeur de l’embarras à allaiter en public, et donc de l’arrêt de l’allaitement… Enfin, l’allaitement, s’il est difficilement accepté en public avant 3 mois, ne l’est plus du tout passé 6 mois, ce qui réduit d’autant plus les possibilités d’allaitement à long terme.
« Most people don’t breastfeed beyond six months so they just assume it’s a kind of a tiny child thing rather than actually a toddler thing. Because my daughter is that little bit older … that’s when you tend you get more dirty looks the older your child gets so if they can walk like that’s really a nono, if they can ask for it that’s also a bit of a stigma. (in Newman & Williamson,2018) ». (Traduction : La plupart des gens n’allaitent pas au-delà de six mois, alors les gens supposent que c’est une sorte de truc de petit bébé plutôt qu’un truc de bambin. Parce que ma fille est un peu plus âgée… c’est à ce moment-là que vous avez tendance à recevoir plus de regards désobligeants au fur et à mesure que votre enfant grandit, alors si ils peuvent marcher, c’est vraiment un non non, et s’ils peuvent demander à téter, c’est aussi un peu stigmatisant)
Les femmes qui n’allaitent pas au sein rapportent ressentir de la honte et du remord durant la grossesse et à l’accouchement à ne pas vouloir allaiter. Ces émotions résultent du besoin moral ressenti de donner à leur enfant le meilleur départ dans leur vie et de correspondre aux normes sociales, à ce qu’on attend d’elles. Elles résultent du besoin moral d’être “une bonne mère”.
« Breastfeeding […] is pushed down your throat and out of guilt you are made to feel if you don’t do it, you are doing your child a mis-justice. Everybody everywhere pushes breastfeeding, and [I] feel they look down your nose at you if you don’t. (in Thomson et al.,2015) » (Traduction : On vous pousse à allaiter […] et on vous culpabilise en vous faisant croire que si vous ne le faites pas, vous commettez une injustice envers votre enfant. Partout, tout le monde pousse à l’allaitement et j’ai l’impression qu’on vous regarde de haut si vous ne le faites pas.)
Alors avec tout ça, on se demande : Quand est-ce-que les femmes se sentent bien avec leur manière de nourrir leur enfant ?
Les émotions positives ne sont ressenties que pour les femmes indiquant ne pas ressentir de pression sociale… du tout. C’est-à-dire quand elles avaient une forte intention d’allaiter pour elles-mêmes, qu’elles ont persévéré pour réussir, et qu’elles ont créé un lien positif avec leur enfant à travers l’allaitement. La fierté est l’émotion positive prédominante chez ces femmes.
Un exemple récent.
En 2021, Pascale Sophie Russel (la même autrice que pour la méta-analyse) et ses collègues ont fait une expérimentation sur 278 femmes au Royaume-Uni, un pays qui n’est pas identique à la France, mais pas si éloigné non plus. Elles devaient toutes avoir un enfant de moins de deux ans, et la moyenne d’âge des femmes était de 30 ans. Les bébés étaient nourris au sein ou au biberon. Les chercheuses ont mesuré les émotions ressenties par les mères lors de l’allaitement de leur bébé, l’estime de soi, le soutien social, la stigmatisation intériorisée (le fait de se sentir stigmatisé de ne pas nourrir correctement son bébé) et la durée de l’allaitement au sein exclusivement.
Dans leur échantillon, les femmes nourrissaient majoritairement leurs bébés avec du lait en poudre, mais par rapport à la moyenne nationale du Royaume-Uni, une plus grande proportion de participantes a déclaré qu’elles avaient allaité exclusivement au sein pendant 6 mois (35 %).
Les femmes allaitantes ou non éprouvaient des niveaux similaires de honte lorsqu’elles nourrissaient leur bébé ; toutefois, les mères qui donnaient du lait en poudre ou un mix allaitement/lait en poudre ont déclaré éprouver plus de culpabilité lorsqu’elles donnaient du lait à leur bébé que les mères allaitantes. Le sentiment de culpabilité éprouvé par les mères lorsqu’elles nourrissaient leur bébé était lié à une durée plus courte de l’allaitement exclusif et à un désir moindre de poursuivre l’allaitement. La culpabilité était associée à l’abandon de l’allaitement, plus que la honte.
Ces résultats suggèrent qu’il faut trouver un moyen d’atténuer les sentiments de culpabilité que les mères éprouvent lorsqu’elles allaitent leur bébé et/ou abandonnent l’allaitement.
Quelle que soit la méthode d’alimentation, les mères déclaraient des niveaux similaires d’estime de soi et de soutien social. Et justement, les résultats confirment l’idée que le soutien social et l’estime de soi peuvent protéger contre l’intériorisation de la stigmatisation.
Si les femmes ayant allaité indiquaient être plus compétentes dans l’allaitement, leur perception de compétence en parentalité était identique aux femmes non allaitantes. Le sentiment d’être compétente étant, lui aussi, protecteur face à la culpabilité et la honte de l’allaitement.
Les auteurs suggèrent plusieurs pistes pour remédier à cette situation :
1) informer les femmes souhaitant allaiter de la réalité de l’allaitement et du besoin d’être soutenue, car actuellement la majorité ont des attentes anténatales qui ne sont pas réalistes.
2) les soutenir réellement !
3) modifier considérablement les recommandations et ne plus les axer seulement sur « les femmes doivent allaiter au moins 6 mois ». Cette recommandation amène les femmes qui souhaitent allaiter plus de 6 mois à arrêter à cause de la stigmatisation.
4) encourager les femmes à allaiter par leur volonté individuelle et le plaisir qu’elles peuvent ressentir à travers l’allaitement, plutôt que par des injonctions sociales et des pressions.
5) Entraîner les femmes, par des interventions ciblées, à faire face à ces pressions et à y résister, pour qu’elles ressentent moins d’embarras et de culpabilité face à ces pressions.
En conclusion, que retenir de ces études ?
Les femmes souffrent d’un paradoxe : elles sont encouragées à allaiter et on attend d’elles qu’elles allaitent leurs enfants, mais elles savent qu’il est mal vu d’allaiter (car le doute sur le fait que l’enfant soit suffisamment nourri par cet allaitement planera toujours sur leurs têtes), d’allaiter longtemps, et d’allaiter en public. Les proches, la famille et les experts sont parfois contradictoires et ignorent souvent l’envie des femmes face à leur choix d’allaitement. Cela amène les femmes à ressentir de la honte, de la culpabilité, à se sentir incompétente, et cela diminue leur estime d’elles-mêmes.
Tous ces facteurs se combinant à la difficulté physique (douleur, fatigue) de démarrer l’allaitement, ou aux obligations sociales comme retourner au travail rapidement, expliquent en grande partie pourquoi seulement 20% des femmes allaitent après 3 mois. Une solution pour pallier ce problème et améliorer l’allaitement serait de modifier les discours sur l’allaitement culpabilisant les femmes, que cela soit par des obligations morales à être une bonne mère ou à donner le meilleur pour son enfant, pour les transformer en discours sur ce que veulent les femmes et ce qu’elles attendent réellement dans la relation à leur enfant, et proposer des interventions pour permettre aux femmes d’être assertives face à leur entourage, qui peut être en désaccord avec leur choix.
Par conséquent : quel que soit votre choix, faites-le pour vous-même, fuyez les discours alarmistes et culpabilisants de tous bords, essayez de fermer vos écoutilles et foncez !
- 20 pays à travers le monde : Plus exactement 10834 femmes de 21 études au Royaume-Uni, 20 aux USA, 4 en Chine, 3 en Irlande, 3 en Iran, 2 en Australie, 2 au Canada, 2 en Malaisie, 2 aux Pays-Bas, 1 en Finlande, 1 au Ghana, 1 en Indonésie, 1 en Israël, 1 en Corée du Sud, 1 au Mexique, 1 à Puerto Rico, 1 en Espagne, 1 en Thaïlande, 1 en Turquie, et 1 au Vietnam.
Sources bibliographiques :
Bai, Y. K., Lee, S., & Overgaard, K. (2019). Critical review of theory use in breastfeeding interventions. Journal of Human Lactation, 0890334419850822(3). https://doi.org/10.1177/0890334419850822.
Newman, K. L., & Williamson, I. R. (2018). Why aren’t you stopping now?!’ Exploring accounts of white women breastfeeding beyond six months in the east of england. Appetite, 129, 228–235. https://doi.org/10.1016/j.appet.2018.06.018
Russell, P. S., Birtel, M. D., Smith, D. M., Hart, K., & Newman, R. (2021). Infant feeding and internalized stigma: The role of guilt and shame. In Journal of Applied Social Psychology (Vol. 51, Issue 9, pp. 906–919). Wiley. https://doi.org/10.1111/jasp.12810
Russell, P. S., Smith, D. M., Birtel, M. D., Hart, K. H., & Golding, S. E. (2021). The role of emotions and injunctive norms in breastfeeding: a systematic review and meta-analysis. In Health Psychology Review (Vol. 16, Issue 2, pp. 257–279). Informa UK Limited. https://doi.org/10.1080/17437199.2021.1893783
Scott, J. A., & Mostyn, T. (2003). Women’s experiences of breastfeeding in a bottle-feeding culture. Journal of Human Lactation, 19(3), 270–277. https://doi.org/10.1177/0890334403255225
Thomson, G., Ebisch-Burton, K., & Flacking, R. (2015). Shame if you do–shame if you don’t: Women’s experiences of infant feeding. Maternal & Child Nutrition, 11(1), 33–46. https://doi.org/10.1111/mcn.12148
3 commentaires
GToch
Je savais que ma capacité à faire caca sur les normes me sauverait un jour 😉
Fanton
Par conséquent : quel que soit votre choix, faites-le pour vous-même, fuyez les discours alarmistes et culpabilisants de tous bords, essayez de fermer vos écoutilles et foncez
Mais tellement, et c’est ce que font les assos d’allaitement depuis les années 50 avec grand succès, vous oubliez de mentionner leur impact non évalué mais hautement probable sur les taux d’allaitement.
Après comme partout, certaines s’emballent parfois ou les mères sont trop fragiles pour être accompagnées par leurs paires mais louons leur boulot qui n’est pas simple, car nombre d’acteurs de la périnatalité leur tapent bêtement dessus aujourd’hui.
Nath
Merci pour cet article! Vous mettez le doigt sur le problème: allaitement ou biberon, le problème n’est pas là mais dans la façon que l’on a de culpabiliser les parents quelque soit leur choix.
Pour ma part, allaiter me tenait beaucoup à coeur, pour des raisons personnelles et indépendantes des normes sociales.
Pourtant, la façon méprisante dont le médecin m’a regardée quand j’ai évoqué l’idée de ne pas allaiter longtemps (débuts très difficiles) m’a pratiquement donner envie d’arrêter direct et de passer au biberon!
Leur méthodes culpabilisantes répugnantes m’ont presque fait abandonner mon projet d’allaiter… J’ai tenu bon, mais certainement pas grâce à ces gens!
Et je comprends mieux maintenant les femmes qui ne veulent surtout pas allaiter: face à ce type de pression, ce n’est pas étonnant de déclencher la réaction inverse par esprit d’opposition!
Merci pour tous vos articles hyper intéressants et nuancés! (contrairement à mon commentaire qui ne fait pas vraiment dans la dentelle 😉 )
Nathalie